L’apiculture en Irlande
#93 | Magazine | Apicultures d'ailleurs | Entre traditions, conservation et défis climatiques.
Lors d’un séjour dans le comté de Donegal en Irlande, une halte au Beehive Bar de Drumbaran a conduit l’auteur à la rencontre d’une apicultrice irlandaise passionnée. Autour d’une pinte et d’un carnet de notes, la conversation a pris le goût du miel de bruyère et des vents du Nord. De ce moment partagé, complètement informel et imprévu est née l’envie de raconter l’apiculture irlandaise telle qu’elle se vit : une pratique enracinée dans un climat rude, portée par la fierté d’une abeille noire préservée et par une communauté d’éleveurs qui défendent, contre vents et pluies, un savoir-faire à la fois ancien et en pleine renaissance.
Un climat rude et des miellées exigeantes
L’Irlande est soumise à un climat océanique tempéré, caractérisé par une forte humidité et des températures modérées tout au long de l’année. Ces conditions limitent la période de butinage : la saison apicole s’étend généralement de mai à août, avec parfois un prolongement jusqu’en septembre dans le sud de l’île. Cette courte fenêtre impose des colonies rustiques, capables de maintenir le couvain et la thermorégulation malgré les fréquentes pluies et les vents dominants .
Le printemps s’appuie sur des ressources diversifiées — saules, pissenlits, ronces, trèfles blancs — qui conditionnent la croissance des colonies. Mais c’est à la fin de l’été que se joue la signature du miel irlandais : la bruyère callune (Calluna vulgaris), plante emblématique des landes, donne un miel gélatineux et aromatique, produit phare du pays.
L’abeille noire : une sentinelle génétique protégée
L’un des traits les plus intéressant de l’apiculture irlandaise est la préservation de l’abeille noire européenne (Apis mellifera mellifera), endémique à l’île. Adaptée depuis des millénaires à la disette hivernale et au climat océanique, cette abeille se distingue par sa frugalité et sa résistance.
Des recherches menées à la National University of Ireland, Galway, et publiées dans le Journal of Apicultural Research, ont confirmé la singularité génétique de la population irlandaise, faiblement hybridée avec d’autres sous-espèces introduites (Hassett et al., 2018 ; Parejo et al., 2016 ; De la Rúa et al., 2009).
Cette conservation s’appuie sur un cadre réglementaire strict : plusieurs zones de protection — les « Bee Conservation Areas » — interdisent l’importation de reines ou d’essaims non issus de l’abeille noire. L’initiative est coordonnée par la Native Irish Honey Bee Society (NIHBS), fondée en 2012, qui assure la sélection et la diffusion de reines locales, ainsi que le suivi génétique des populations (NIHBS, Conservation Projects).
L’enjeu dépasse la seule apiculture : la NIHBS voit dans la sauvegarde de cette abeille un élément clé de la résilience écologique des écosystèmes irlandais, menacés par la standardisation génétique des lignées européennes.
Encadré – Ruches et pratiques apicoles en Irlande
L’apiculture irlandaise se distingue par une grande homogénéité de matériel. La ruche National, de conception britannique, domine très largement les ruchers du pays. Compacte, à parois épaisses et munie de hausses carrées de 460 mm, elle convient bien au climat frais et venteux. Beaucoup d’apiculteurs amateurs l’isolent davantage ou la transforment en version « National poly » (moulée en polystyrène extrudé) pour améliorer la conservation de la chaleur. Quelques exploitations commerciales utilisent la Langstroth ou la Commercial hive, plus adaptées aux miellées abondantes du sud.
Les colonies sont souvent hivernées sur un seul corps, avec des réserves de miel importantes et une surveillance sanitaire minimale pendant la mauvaise saison. La reprise printanière s’effectue lentement : la stimulation artificielle est rare, car la sélection de l’abeille noire privilégie la frugalité et la résistance naturelle.
Les techniques d’élevage restent artisanales : la division de colonies et la production de reines locales sont privilégiées, notamment dans les zones de conservation génétique. Les traitements contre Varroa destructor reposent presque exclusivement sur les acides organiques (oxalique et formique) et le thymol, conformément aux recommandations du Department of Agriculture, Food and the Marine (DAFM).
Enfin, la transhumance demeure marginale. Les ruchers sont fixes, souvent implantés sur des landes à bruyère ou des prairies riches en trèfles, reflétant une apiculture de proximité, attentive au paysage plus qu’à la productivité.


Une apiculture associative et formatrice
L’apiculture irlandaise repose avant tout sur un tissu associatif dense. La Federation of Irish Beekeepers’ Associations (FIBKA), fondée en 1881, fédère plus de 60 clubs locaux et forme chaque année plusieurs centaines d’apiculteurs via ses programmes certifiés (FIBKA, Education and Training).
Depuis 2017, l’Irish Beekeepers’ Association CLG complète ce dispositif par des actions locales, notamment en matière de formation sanitaire et de sensibilisation au varroa.
Les autorités publiques appuient ces initiatives : le Honey Bee Health Surveillance Programme, piloté par le DAFM, propose un suivi gratuit des colonies, des diagnostics de maladies et la promotion de traitements à base d’acides organiques et de thymol (DAFM, Honey Bee Health Surveillance). Cette politique s’inscrit dans le cadre européen de réduction de l’usage des médicaments vétérinaires de synthèse.
Une production encore limitée mais valorisée
L’Irlande produit environ 200 à 300 tonnes de miel par an selon les données du Department of Agriculture, Food and the Marine (DAFM) relayées par Teagasc (2019), une quantité modeste en comparaison des grands pays apicoles européens. La production nationale provient majoritairement de petits ruchers amateurs, souvent composés de moins de vingt colonies, et alimente principalement les circuits courts : marchés, ventes à la ferme et boutiques locales..
Les miels de trèfle, de ronce et surtout de bruyère comptent parmi les plus recherchés, souvent commercialisés sous le label Irish Honey. Certains producteurs s’orientent vers la certification biologique ou vers la valorisation d’appellations régionales, dans le cadre des schémas de qualité européens définis par le règlement (UE) n° 1151/2012 sur les produits agricoles et alimentaires de qualité.
Mais la demande nationale dépasse largement la production : l’Irlande importe chaque année plusieurs centaines de tonnes de miel. Cette dépendance illustre à la fois la fragilité climatique du pays et le potentiel économique d’une filière plus structurée. Pour exemple, selon la base de données Comext de Eurostat (DS-045409), l’Irlande a importé en 2023 environ 8 500 tonnes de miel naturel (HS 0409) — ce qui confirme que la demande nationale dépasse largement la production locale - https://wits.worldbank.org/trade/… pour autant, ce dernier chiffre est à prendre avec des pincettes et ne signifie pas que les Irlandais mangent tout ce miel. Il reflète un flux économique global : importation, transformation, mélange, et redistribution.
Encadré – Les miels typiques d’Irlande
La flore irlandaise, façonnée par le climat océanique, offre une palette de nectars restreinte mais d’une grande originalité. Les miels du pays se distinguent par leur typicité, reflet direct des paysages de prairies, de haies bocagères et de landes.
Le plus emblématique reste le miel de bruyère callune (Calluna vulgaris), récolté à la fin de l’été sur les landes du Donegal, du Kerry ou de l’Ouest de l’Irlande. Dense, ambré foncé et légèrement gélatineux, il dégage des notes de caramel, de malt et de sous-bois. Son extraction requiert souvent des presses à miel, la centrifugation étant inefficace en raison de sa texture thixotrope1. Sinon il faut utiliser une picoteuse préalablement. C’est le produit phare des apiculteurs du Nord et de l’Ouest, apprécié des connaisseurs et vendu à prix élevé sur les marchés locaux.
Le miel de trèfle blanc (Trifolium repens) domine les prairies du centre et de l’est du pays. Clair, doux et floral, il reflète le paysage pastoral irlandais et reste le miel de table par excellence. Dans les régions plus tempérées du sud, il se mêle souvent à la ronce (Rubus fruticosus), donnant un miel ambré clair, au parfum fruité et persistant.
Au printemps, les miels de saule et de pissenlit marquent la reprise d’activité des colonies. Ces récoltes, souvent laissées aux abeilles pour leur propre alimentation, contribuent à la vitalité du couvain après l’hiver.
De plus en plus d’apiculteurs valorisent aujourd’hui des miels multifloraux locaux, issus de prairies naturelles riches en trèfles, lotiers, pissenlits et renoncules. Ces miels reflètent la diversité florale d’un terroir encore préservé, à mi-chemin entre tradition pastorale et apiculture durable.
Entre conservation et modernisation
L’avenir de l’apiculture irlandaise repose sur un équilibre délicat entre tradition et innovation. Les apiculteurs s’appuient sur la robustesse de l’abeille noire tout en cherchant à améliorer la gestion des ruchers : sélection participative, ruchers-écoles, diversification vers le pollen, la cire et la propolis.
La valorisation du miel local, l’appui des pouvoirs publics et la reconnaissance croissante du rôle écologique de l’abeille soutiennent cette dynamique.
Le climat restera une contrainte majeure, mais il a aussi forgé une apiculture sobre, respectueuse du rythme naturel des colonies. Dans ce contexte, l’Irlande incarne un modèle singulier : celui d’une apiculture de territoire, enracinée dans la biodiversité et tournée vers la qualité plutôt que la quantité.




Sources
Consultation : octobre 2025.
Native Irish Honey Bee Society (NIHBS) – Conservation Areas & Breeding Programme. https://nihbs.org/
Federation of Irish Beekeepers’ Associations (FIBKA) – Education and Training, An Beachaire Journal. https://irishbeekeeping.ie/
Irish Beekeepers’ Association CLG – About and Regional Associations. https://irishbeekeepersassociation.com/
Department of Agriculture, Food and the Marine. (2021, 8 décembre). Honey Bee Health Surveillance Programme. Récupéré de https://www.gov.ie/en/department-of-agriculture-food-and-the-marine/services/honey-bee-health-surveillance-programme/
Hassett, J., Browne, K. A., McCormack, G. P., Moore, E., Society, N. I. H. B., Soland, G., & Geary, M. (2018). A significant pure population of the dark European honey bee (Apis mellifera mellifera) remains in Ireland. Journal of Apicultural Research, 57(3), 337–350. https://doi.org/10.1080/00218839.2018.1433949
Teagasc, « Bee Keeping and Honey Production », 2019 (d’après DAFM), consulté [date], URL : https://teagasc.ie/rural-economy/rural-development/diversification/bee-keeping-and-honey-production/
RÈGLEMENT (UE) N o 1151/2012 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 21 novembre 2012 relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaire. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32012R1151
Thixotrope désigne une propriété physique d’un fluide dont la viscosité diminue sous l’effet d’une agitation ou d’une contrainte mécanique, puis augmente à nouveau au repos. Dans le cas du miel de bruyère callune, cette texture gélatineuse devient plus liquide lorsqu’on la remue ou la presse, ce qui explique pourquoi l’extraction par centrifugation classique est inefficace et nécessite parfois l’utilisation de presses spécifiques.



