Quand l’abeille domestique concurrence les abeilles sauvages
#89 | Vivants | Environnement | Le cas de l’île italienne de Giannutri
L’introduction de ruchers dans des zones protégées fait débat depuis plusieurs années. Une étude récente, menée sur l’île italienne de Giannutri (2,6 km²), apporte des éléments tangibles sur la concurrence alimentaire entre Apis mellifera et les pollinisateurs sauvages. Depuis 2018, dix-huit colonies y sont installées chaque année comme rucher de fécondation. Cette densité, proche de sept ruches par kilomètre carré, dépasse la moyenne européenne estimée à 4,2 ruches/km². Dans un environnement insulaire au couvert végétal limité, la pression exercée sur les ressources florales pouvait être évaluée avec une rare précision.
Il ne s’agit pas, dans cette étude (et cet article) de condamner la pratique apicole, mais de regarder avec lucidité ses effets possibles lorsqu’elle se déploie dans des milieux fragiles.
Photo : L’île de Giannutri, au large de la Toscane, a servi de laboratoire naturel pour étudier la concurrence entre abeilles domestiques et pollinisateurs sauvages.
Les chercheurs ont mené une série d’expériences entre 2021 et 2024, consistant à fermer les ruches certains jours de février et mars, au moment du pic d’activité des pollinisateurs sauvages. Ils ont ensuite mesuré la disponibilité en nectar et pollen sur les principales plantes visitées, suivi le comportement des abeilles sauvages et observé l’évolution de leurs populations au fil des ans.
Des ressources florales rapidement accaparées
L’absence temporaire d’abeilles domestiques a provoqué une hausse nette de la disponibilité en nectar et en pollen. Sur la germandrée arbustive (Teucrium fruticans), le nombre d’étamines libérant du pollen a augmenté de plus de 30 % à proximité immédiate du rucher lors des journées sans abeilles. Sur le romarin (Salvia rosmarinus), la quantité de nectar mesurée dans les fleurs ouvertes a progressé de 70 % après seulement onze heures de fermeture des ruches. Ces résultats confirment l’ampleur de la consommation quotidienne des butineuses et montrent que la pression exercée réduit rapidement les ressources potentielles pour les autres espèces.
Il est frappant de constater que le taux de sucre du nectar n’a pas varié, indiquant que les abeilles ne modifient pas la qualité mais bien la disponibilité des ressources. Les fleurs en sac1 restaient riches en nectar, alors que celles exposées subissaient une diminution directe de leur contenu.


Des changements de comportement chez les abeilles sauvages
Les deux espèces les plus représentées sur l’île, Anthophora dispar (espèce d’abeille solitiare) et Bombus terrestris (bourdon terrestre), ont montré une modification de leur activité en fonction de la présence d’Apis mellifera. Lorsque les ruches étaient ouvertes, elles concentraient leurs visites tôt le matin, évitant les heures de forte activité des abeilles domestiques. Les durées de butinage se réduisaient et les déplacements entre fleurs s’intensifiaient, traduisant une recherche plus coûteuse en énergie.
En l’absence d’abeilles domestiques, ces pollinisateurs sauvages allongeaient leur temps d’aspiration de nectar, indice d’une meilleure disponibilité des ressources. Bombus terrestris raccourcissait aussi ses phases de recherche de pollen, signe d’une collecte facilitée. Ces ajustements montrent que la concurrence influe directement sur le budget énergétique des butineurs sauvages.
Un déclin rapide et mesurable des populations
Au-delà des observations ponctuelles, le suivi par transects (méthode de suivi) sur quatre ans révèle une baisse spectaculaire des effectifs. Entre 2021 et 2024, Anthophora dispar a reculé de 77 % et Bombus terrestris de 87 %. Cette diminution est apparue alors que les paramètres climatiques printaniers (pluviométrie et températures) restaient stables, ce qui renforce l’hypothèse d’un impact lié à la densité d’Apis mellifera.
La flore disponible a elle aussi décliné au cours de la période, ce qui peut accentuer l’effet de compétition. Mais le rôle déterminant des abeilles domestiques ressort clairement : leur retrait même temporaire modifie immédiatement la disponibilité des ressources et l’organisation du réseau de pollinisation.
Implications pour l’apiculture et la conservation
Cette étude démontre que dans un espace restreint, la présence d’un rucher peut provoquer en quelques années une chute drastique des populations sauvages. Cette concurrence trophique se traduit par une moindre efficacité de pollinisation globale : les abeilles domestiques assurent de nombreux contacts avec les fleurs, mais leur efficacité par visite est souvent inférieure à celle de pollinisateurs spécialisés.
Les auteurs recommandent une évaluation rigoureuse avant toute installation de ruches dans des zones protégées. La densité des colonies, la diversité florale et la présence de pollinisateurs sauvages doivent être pris en compte. Ils suggèrent que, sans données démontrant l’absence d’effet négatif, l’apiculture ne soit pas autorisée dans les petits espaces insulaires ou les réserves naturelles.
Un débat ouvert pour les apiculteurs
Pour les professionnels comme pour les amateurs, cette étude met en lumière la nécessité d’adapter la gestion des colonies à leur environnement. Sur le continent, la densité d’abeilles domestiques doit être pensée en fonction de la ressource disponible et de la biodiversité environnante. Sur des territoires isolés, les apiculteurs et gestionnaires d’espaces naturels devront arbitrer entre production apicole et maintien des pollinisateurs sauvages.
L’expérience l’île de Giannutri agit comme un avertissement. Elle ne condamne pas l’apiculture, mais rappelle que sa pratique, lorsqu’elle est intensive et localisée, peut déséquilibrer rapidement un écosystème fragile. Pour maintenir la diversité des pollinisateurs et les services qu’ils rendent, la réflexion sur l’implantation des ruches devient une condition incontournable de durabilité.
Référence
Pasquali L. et al., Island-wide removal of honeybees reveals exploitative trophic competition with strongly declining wild bee populations, Current Biology, vol. 35, 2025. https://doi.org/10.1016/j.cub.2025.02.048
Les « fleurs en sac » sont des fleurs qui ont été couvertes d’un sachet ou d’une protection pour les isoler des pollinisateurs dans le cadre d’une expérience scientifique. Cette méthode permet de comparer la quantité de nectar et de pollen disponible dans les fleurs protégées par rapport aux fleurs exposées aux butineuses.