Des abeilles sous les arbres
#92 | Vivants | Les abeilles | Quand la ville devient terrain de nidification.
La plupart des abeilles sauvages ne vivent pas dans des cavitĂ©s, mais sous nos pieds. Ces abeilles terricoles creusent leur nid dans le sol, participant discrĂštement Ă lâaĂ©ration et au drainage des terrains. Une Ă©tude publiĂ©e en octobre 2025 dans Ecology and Evolution par Hanna Gardein et ses collĂšgues du Julius KĂŒhn Institute (Allemagne) Ă©claire dâun jour nouveau leurs besoins Ă©cologiques.
Les abeilles
Cette rubrique explore la diversitĂ© du monde des abeilles, de lâabeille "domestique" Apis mellifera Ă la multitude dâespĂšces sauvages prĂ©sentes dans nos paysages. Si la ruche symbolise lâorganisation sociale, la plupart des abeilles sauvages vivent pourtant en solitaire, creusant leurs nids dans la terre, le bois ou les tiges. Comprendre leurs modes de vie, leurs rĂŽles dans la pollinisation et leurs adaptations, câest Ă©largir notre regard sur un univers bien plus vaste que celui de la seule abeille mellifĂšre.
Les chercheurs ont observĂ© 27 colonies dâAndrena vaga, une abeille printaniĂšre spĂ©cialisĂ©e sur les saules, nichant au cĆur de la ville de Braunschweig. Leurs conclusions interrogent la maniĂšre dont les espaces urbains â parcs, cimetiĂšres ou bords de routes â peuvent devenir des refuges apicoles.
Des sols nus, secs et sablonneux
Les relevĂ©s effectuĂ©s entre 2022 et 2024 montrent que cette abeille choisit des sols sableux ou limono-sableux, plutĂŽt neutres Ă lĂ©gĂšrement alcalins. Le sol des sites occupĂ©s contenait prĂšs de 77 % de sable, avec une texture meuble et bien drainĂ©e. Les chercheurs ont aussi notĂ© que la couche superficielle Ă©tait plus sĂšche que dans les zones voisines inoccupĂ©es : la teneur en matiĂšre sĂšche y Ă©tait significativement plus Ă©levĂ©e. Cette diffĂ©rence ne sâexplique pas seulement par le choix des abeilles. Leur activitĂ© de creusement, rĂ©pĂ©tĂ©e sur plusieurs annĂ©es, modifie la structure du sol. Les galeries profondes de 25 Ă 60 cm facilitent le passage de lâeau et de lâair, amĂ©liorant localement la porositĂ©.
La prĂ©sence dâun sol nu est dĂ©terminante. Les zones densĂ©ment peuplĂ©es prĂ©sentaient environ 40 % de surface dĂ©pourvue de vĂ©gĂ©tation, contre moins de 20 % dans les parties non colonisĂ©es. La vĂ©gĂ©tation dense, avec son rĂ©seau de racines fines, entrave la construction des galeries et retient lâhumiditĂ© â conditions peu favorables Ă la conservation du pollen et du nectar stockĂ©s dans les cellules.
Lâombre protectrice des arbres
Contrairement Ă lâidĂ©e reçue selon laquelle les abeilles terricoles cherchent avant tout le plein soleil, A. vaga Ă©tablit souvent ses nids sous des arbres. PrĂšs des deux tiers des zones de forte densitĂ© de nids se situaient sous une canopĂ©e partielle, gĂ©nĂ©ralement de tilleuls ou de chĂȘnes. Ce comportement, rarement documentĂ© auparavant, sâexplique par la microclimatologie : en dĂ©but de printemps, les arbres encore dĂ©feuillĂ©s laissent passer la lumiĂšre tout en amortissant les pluies et les variations brutales de tempĂ©rature. Les chercheurs avancent que ces conditions stables favorisent le dĂ©veloppement larvaire et limitent les risques de destruction des galeries par battance ou ruissellement.
Lâeffet des racines pourrait aussi jouer un rĂŽle. Leur enchevĂȘtrement consolide le substrat sans empĂȘcher le creusement. Les nids y rĂ©sistent mieux aux effondrements et Ă lâĂ©rosion, un atout pour une espĂšce dont les agrĂ©gations peuvent durer plusieurs dĂ©cennies. Dans certains sites suivis depuis les annĂ©es 1950, les abeilles occupent encore les mĂȘmes talus sableux.
Une abeille fidĂšle Ă son lieu de naissance
LâexpĂ©rience menĂ©e par lâĂ©quipe allemande pour vĂ©rifier si A. vaga coloniserait des zones artificiellement dĂ©nudĂ©es nâa pas convaincu lâespĂšce. MalgrĂ© des sols rendus favorables â sableux, dĂ©gagĂ©s, exposĂ©s au sud â, les femelles ont ignorĂ© ces parcelles pourtant proches des nids existants. Les chercheurs y ont plutĂŽt observĂ© de petites espĂšces du genre Lasioglossum. Cette absence de colonisation sâexplique probablement par un comportement de philopatrie : les femelles de lâespĂšce retournent souvent creuser Ă proximitĂ© immĂ©diate de leur nid natal, parfois Ă quelques centimĂštres seulement. Les interactions sociales, les phĂ©romones laissĂ©es par les congĂ©nĂšres ou la structure microtopographique1 du sol pourraient jouer un rĂŽle dans cette fidĂ©litĂ©.
Ce rĂ©sultat invite Ă la prudence dans la restauration des habitats : crĂ©er un sol nu ne suffit pas Ă attirer les abeilles terricoles. Le facteur temps semble dĂ©cisif. Certaines parcelles doivent rester plusieurs annĂ©es sans perturbation avant dâĂȘtre colonisĂ©es, le temps que les conditions physiques et biologiques se stabilisent.
Le rĂŽle du microclimat et de lâhumiditĂ©
La tempĂ©rature du sol sâest rĂ©vĂ©lĂ©e un indicateur fiable de la prĂ©sence de nids. Les sites occupĂ©s affichaient des tempĂ©ratures lĂ©gĂšrement plus Ă©levĂ©es, surtout le matin. Cette chaleur prĂ©coce favorise lâactivitĂ© des femelles dĂšs la sortie dâhivernation, entre mi-mars et dĂ©but mai, et accĂ©lĂšre le dĂ©veloppement des larves. En revanche, lâhumiditĂ© excessive reste un facteur dâexclusion. Les sols trop humides augmentent le risque de moisissures dans les cellules et peuvent provoquer lâasphyxie des larves. Les nids sont souvent Ă©tablis en marge des zones inondables : proches des riviĂšres riches en saules, mais hors de portĂ©e des crues.
Leçons pour la gestion des espaces urbains
LâĂ©tude de Gardein et al. dĂ©montre que les villes peuvent accueillir une biodiversitĂ© dâabeilles sauvages, Ă condition de repenser lâentretien des sols. Les parcs, cimetiĂšres et terrains enherbĂ©s constituent des milieux favorables si certaines zones restent peu compactĂ©es et partiellement dĂ©gagĂ©es. Les sols artificiellement tassĂ©s par le piĂ©tinement ou les engins rĂ©duisent la capacitĂ© de creusement. Lâusage des tondeuses robotisĂ©es ou lâapport de paillis Ă©pais efface les surfaces de sol nu indispensables.
Les auteurs recommandent de maintenir des clairiĂšres, des bords de chemins ou des zones sablonneuses sans vĂ©gĂ©tation dense, notamment prĂšs dâarbres isolĂ©s. Ces amĂ©nagements simples profitent non seulement Ă A. vaga, mais aussi Ă dâautres espĂšces terricoles comme Colletes cunicularius ou Halictus rubicundus. Laisser vivre un peu de sable Ă dĂ©couvert peut ainsi renforcer la diversitĂ© pollinisatrice tout en amĂ©liorant la santĂ© des sols urbains.
Une apiculture en lien avec les abeilles sauvages
Pour les apiculteurs, ces rĂ©sultats rappellent que la conservation des abeilles mellifĂšres ne peut se penser isolĂ©ment. Les abeilles sauvages participent Ă la pollinisation printaniĂšre des saules, pissenlits et fruitiers, souvent avant lâintense activitĂ© des colonies domestiques. PrĂ©server leurs sites de nidification, y compris en milieu urbain, renforce la rĂ©silience globale des pollinisateurs. Un talus sablonneux non fauchĂ© ou un cimetiĂšre peu entretenu devient alors un alliĂ© silencieux de la biodiversitĂ©, au mĂȘme titre quâun rucher bien gĂ©rĂ©.
RĂ©fĂ©rence de lâĂ©tude
Gardein, H., Diekötter, T., Bloem, E. and Greil, H. (2025), Barefoot Trees for Bees: Nesting Site Characteristics of the Ground-Nesting Bee Andrena vaga in an Urban Environment. Ecol Evol, 15: e72327. https://doi.org/10.1002/ece3.72327
Microtopographique se rĂ©fĂšre aux variations et caractĂ©ristiques Ă trĂšs petite Ă©chelle de la surface du sol â les minuscules reliefs, creux, pentes et textures qui ne sont visibles quâĂ lâĂ©chelle de quelques centimĂštres ou millimĂštres. Dans ce contexte, il sâagit des dĂ©tails subtils de la structure du sol qui peuvent influencer le choix des abeilles pour creuser leurs nids.