Abeilles mellifères en liberté
#76 | Vivants | Environnement | En Allemagne, une étude de sept ans dévoile la réalité des colonies non gérées d’Apis mellifera.
Parfois considérée comme un animal domestiqué, l’abeille mellifère (Apis mellifera) est à l’origine une espèce cavernicole issue des milieux forestiers. Si l’apiculture moderne la confine généralement à des ruches standardisées, elle n’a pourtant jamais totalement disparu des paysages naturels et urbains, où des colonies « libres », non gérées par l’homme, continuent de subsister.
Une étude publiée le 5 juin 2025 et menée en Allemagne offre un éclairage inédit sur cette population souvent négligée, analysant leurs habitats privilégiés, leurs taux de survie, les facteurs limitants et leurs contributions potentielles à la biodiversité apicole.
Un suivi rigoureux de colonies en liberté
Le projet BEEtree-Monitor s’est appuyé sur un protocole combinant observations personnelles et science participative sur une période de sept ans. Au total, 530 sites de nidification ont été répertoriés, principalement en Allemagne, avec plus de 2500 observations collectées. Parmi ces colonies libres, 63 % étaient installées dans des arbres matures – principalement des tilleuls, hêtres et chênes – et 31 % dans des bâtiments. L’étude révèle une nette préférence des abeilles pour des cavités situées en hauteur, orientées majoritairement au sud, notamment dans les troncs dont le diamètre moyen excède 60 cm. Ces choix traduisent des stratégies adaptatives héritées de leur écologie forestière.
💡 BEEtree-Monitor est un dispositif de suivi à long terme des colonies d’abeilles mellifères vivant à l’état libre, c’est-à-dire en dehors de toute gestion apicole. Développé en Allemagne par les chercheurs Benjamin Rutschmann, Felix Remter et Sebastian Roth, ce projet associe un protocole de monitoring personnel rigoureux à une plateforme de science participative destinée au grand public.
Lancé en 2018 via un site internet dédié (www.beetrees.org), BEEtree-Monitor permet à des citoyens, apiculteurs, naturalistes ou promeneurs, de signaler l’emplacement de colonies vivant dans des cavités naturelles ou anthropiques, de renseigner des paramètres comme l’orientation, la hauteur ou le type de support (arbre, bâtiment, etc.), et de suivre leur activité au fil des saisons.
Habitat urbain : un refuge paradoxal
De façon surprenante, plus de la moitié des colonies ont été observées en zone urbaine, bien que les forêts couvrent une proportion bien plus importante du territoire allemand. Ce biais apparent résulte probablement de plusieurs facteurs : une plus grande densité de colonies domestiques favorisant les essaims secondaires, une meilleure détection des colonies par les citadins, mais aussi une disponibilité accrue en cavités propices et en ressources florales diversifiées. Toutefois, cette abondance relative ne se traduit pas forcément par une meilleure viabilité : les taux de survie des colonies en ville ne sont pas significativement supérieurs à ceux observés en forêt.
Survie hivernale : un seuil critique rarement atteint
L’enjeu central de cette recherche est la capacité des colonies libres à survivre d’une année sur l’autre, condition sine qua non pour constituer une population autonome. Les résultats sont sans appel : seules 12 % des colonies suivies personnellement à Munich passent l’hiver avec succès. Ce chiffre, cohérent avec d’autres études allemandes, est bien en deçà du seuil estimé (environ 33 %) pour garantir une régénération naturelle par essaimage. Les données issues de la science participative indiquent un taux de survie plus élevé (29 %), mais les auteurs attribuent cette différence à des biais de signalement – notamment la sous-déclaration des mortalités et des suivis incomplets.
(A) Répartition géographique des colonies vivant à l’état libre signalées, superposée aux principaux types de couverture du sol regroupés en Allemagne (carte CORINE Land Cover 2018). L’encadré montre les colonies vivant à l’état libre dans la région de Munich (trois colonies situées en dehors de l’Allemagne sont masquées par l’encadré).
(B) Répartition proportionnelle des habitats de nidification où des colonies libres ont été signalées, comparée à la distribution relative des différents types de couverture du sol en Allemagne, représentée par des symboles losanges noirs.
Les limites de la science participative
Si l’implication de citoyens offre un levier précieux pour étendre les observations à grande échelle, elle présente aussi des défis méthodologiques. L’étude souligne que 46 % des rapports de survie hivernale provenant de bénévoles sont enregistrés trop tardivement, souvent après le début de la saison d’essaimage, rendant l’interprétation des données délicate. De plus, les colonies observées comme « actives » sont plus fréquemment rapportées que celles disparues, induisant une surestimation des taux de survie. Ces biais appellent à une standardisation des protocoles, avec des périodes d’observation bien définies, des rappels ciblés et une formation minimale à l’identification de l’activité réelle des colonies.
Quel avenir pour ces colonies liminales ?
Les abeilles mellifères libres n’appartiennent ni tout à fait au monde sauvage, ni pleinement à l’univers domestique. Elles constituent ce que les auteurs nomment une population « liminale », issue d’un brassage constant entre génétique domestique et sélection naturelle. En Europe, cette hybridation est renforcée par la densité élevée des ruchers et l’absence de séparation géographique entre colonies libres et gérées. Ce constat questionne les orientations actuelles de la sélection apicole, centrée sur la docilité et la productivité, au détriment des caractères adaptatifs comme la rusticité ou la résistance naturelle aux parasites.
A relire…
Des implications concrètes pour la conservation
L’étude plaide pour l’intégration des colonies libres dans les stratégies de préservation de la biodiversité apicole. Cela passe par la conservation des arbres à cavités dans les forêts et les villes, l’aménagement de sites de nidification alternatifs, et une planification urbaine plus favorable aux pollinisateurs. En parallèle, les auteurs recommandent une implication coordonnée des apiculteurs, naturalistes et collectivités pour documenter durablement la présence de ces colonies et évaluer leur contribution à la diversité génétique locale.
Loin d’être anecdotiques, ces abeilles en liberté incarnent une mémoire écologique vivante, une résilience discrète au sein d’un paysage apicole largement façonné par l’homme. Leur observation attentive, appuyée sur des méthodologies rigoureuses, pourrait enrichir la pratique apicole et ouvrir de nouvelles pistes en matière de sélection, de conservation et de compréhension globale de l’abeille mellifère.
L’article sous la forme de Podcast
Points clés
Une étude allemande de 7 ans (BEEtree-Monitor) a suivi 530 sites de nidification d'abeilles mellifères en liberté.
63% des colonies s'installent dans des arbres matures et 31% dans des bâtiments, avec une préférence pour les cavités en hauteur orientées au sud.
Plus de la moitié des colonies ont été observées en zone urbaine, malgré une plus grande superficie forestière.
Le taux de survie hivernal est faible (12-29%), insuffisant pour une régénération naturelle durable.
Ces colonies "liminales" représentent un patrimoine génétique unique, issu du brassage entre sélection naturelle et domestique.
L'étude recommande la conservation des arbres à cavités et l'aménagement de sites de nidification pour préserver cette biodiversité apicole.
Référence
Rutschmann, B., Remter, F., & Roth, S. (2025). Monitoring free-living honeybee colonies in Germany: Insights into habitat preferences, survival rates, and citizen science reliability. Ecology and Evolution, 15:e71469. https://doi.org/10.1002/ece3.71469